Extrait de La Promesse de l’aube de Romain Gary

Et l’air lui-même avait autour de moi une ivresse triomphale. Le ciel paraissait plus proche, plus conciliant, chaque olivier était un signe d’amitié et la Méditerranée venait vers moi par-dessus les cyprès et les pins, par-dessus les barbelés, les canons et les chars bousculés comme une nourrice retrouvée. J’avais fait prévenir ma mère de mon retour par dix messages différents qui avaient dû converger sur elle de tous côtés quelques heures à peine après l’entrée à Nice des troupes alliées. La BCRA avait même transmis un message en code pour le maquis huit jours auparavant. Le capitaine Vanurien, qui avait été parachuté dans la région deux semaines avant le débarquement, devait entrer en rapport avec elle immédiatement et lui dire que j’arrivais. Les camarades anglais du réseau Buckmaster m’avaient promis de veiller sur elle pendant les combats. J’avais beaucoup d’amis et ils comprenaient. Ils savaient bien qu’il ne s’agissait ni d’elle ni de moi, mais de notre vieux compagnonnage humain, de notre coude à coude fraternel à la poursuite d’une oeuvre commune de justice et de raison. Il y avait, dans mon cœur, une jeunesse, une confiance, une gratitude, dont la mer antique, notre plus fidèle témoin, devait si bien connaître les signes, depuis le premier retour d’un de ses fils victorieux à la maison. Le ruban vert et noir de la Libération bien en évidence sur ma poitrine, au-dessus de la Légion d’Honneur, de la Croix de guerre, et de cinq ou six autres médailles dont je n’avais oublié aucune, les galons de capitaine sur les épaules de mon battle-dress noir, la casquette sur l’œil, l’air plus dur que jamais, à cause de la paralysie faciale, mon roman en Français et en Anglais dans la musette bourrée de coupures de presse et, dans ma poche, la lettre qui m’ouvrait les rangs de la Carrière, avec juste ce qu’il fallait de plomb dans le corps pour faire le poids, ivre d’espoir, de jeunesse, de certitude et de Méditerranée, debout, enfin, debout dans la clarté, sur un rivage béni où nulle souffrance, nul sacrifice, nul amour n’était jamais jeté au vent, où tout comptait, se tenait, signifiait, était pensé et accompli selon un art heureux, je revenais à la maison après avoir démontré l’honorabilité du monde, après avoir donné une forme et un sens au destin d’un être aimé. Des G.I. noirs, assis sur les pierres, avec des sourires si grands et étincelants qu’ils en paraissaient éclairés de l’intérieur, comme si la lumière leur venait du cœur, levaient les mitraillettes en l’air à notre passage, et leur rire amical avait toute la joie et le bonheur des promesses tenues : -Victory, man, Victory !- Victoire, homme, victoire ! Nous reprenions enfin possession du monde, et chaque tank renversé ressemblait à la carcasse d’un dieu abattu. Des goumiers accroupis aux visages aigus et jaunes sous le turban du chèche faisaient cuire un bœuf entier sous un feu de bois ; dans les vignes bouleversées, une queue d’avion était plantée comme une épée brisée et, parmi les oliviers, sous les cyprès, des casemates de ciment borgnes, un canon mort pendait parfois avec son oeil bête et rond de vaincu. Debout, dans la jeep, dans ce paysage où les oliviers, les vignes, les orangers semblaient accourus de toutes parts pour m’accueillir, et où les trains renversés, les ponts écroulés, les barbelé tordus et emmêlés comme des haines mortes étaient à chaque tournant balayés par la clarté, ce fut seulement sur les pontons du Var que je cessai de voir les mains et le visages, que je ne cherchai plus à reconnaître les mille coins familiers, que je ne répondis plus aux signes joyeux des femmes et des enfants, et que je demeurai là, debout, accroché au pare-brise, tendu tout entier vers la ville qui approchait, vers le quartier, la maison, la silhouette aux bras ouverts qui devaient m’attendre déjà sous le drapeau victorieux.